Les Bobos-Bisounours-Gauche-Caviar-Padamalgam vous saluent. 3/12/2016 VINCENT ENGEL

Publié le par S. Sellami

Le bobo serait un individu relativement riche, ou du moins à l’aise financièrement, de gauche, et surtout totalement détaché de la réalité. © Le Soir

Le bobo serait un individu relativement riche, ou du moins à l’aise financièrement, de gauche, et surtout totalement détaché de la réalité. © Le Soir

Achaque chronique publiée, ou peu s’en faut, je récolte, à l’instar de nombre de mes collègues, un « flux » d’insultes qui « submerge » la toile et menace la liberté d’opinion et d’expression… Soyons sérieux : pas plus que les réfugiés qui cherchent à sauver leur vie en venant en Europe ne menacent celle-ci, ces commentaires haineux et sans argument réel ne représentent autre chose qu’une part infime des lecteurs. Ils sont d’ailleurs le fruit d’une poignée de gens, que l’on retrouve de forum en forum.

Le phénomène, cependant, prend de l’ampleur. L’élection de Donald Trump a libéré la parole raciste, homophobe, xénophobe et antisémite aux USA, comme on a malheureusement pu le constater. Récemment, le quotidien L’Union-L’Ardennais a publié son « mur de la honte » en reprenant les photographies et l’identité de ses lecteurs qui avaient publié des commentaires haineux et homophobes à la suite d’une campagne pour la prévention contre le sida. Sur son blog, Marcel Sel a lui aussi laissé un commentaire insultant et violent, parce qu’il ressent lui aussi une certaine lassitude face à ces réactions de plus en plus violentes et nombreuses.

Contrairement à ce que ces pourfendeurs prétendent, il ne s’agit pas de liberté d’expression ; les propos en question tombent sous le coup de différentes lois, parce qu’ils sont ouvertement injurieux ou calomniateurs, parce qu’ils incitent à la haine, parce qu’ils font l’apologie de régimes génocidaires, etc. Et quand ils restent dans la légalité, ils se distinguent par un manque d’arguments, des attaques « ad personam » (voire « ad nauseam ») – pour la distinction entre attaques « ad hominem » et « ad personam », lire ici.

Bien entendu, il n’y a aucune prétention dans mon chef à avoir toujours raison : le principe d’une chronique est de prendre parti, et je ne me suis jamais caché de mes partis pris. N’importe qui a le droit de n’être pas d’accord et de défendre un autre point de vue. Mais justement : il s’agit de défendre ce point de vue, d’argumenter, et surtout de respecter le contradicteur.

Cependant, il ne suffit pas de rejeter d’un coup de main méprisant ces critiques ; ce serait donner raison à ceux-là mêmes qui prétendent que tous ceux qui publient dans la presse font partie d’une « élite », d’un groupe, d’une oligarchie qui entend conforter le pouvoir en place et profiter des bénéfices – Jean-Marie Le Pen utilise le mot rare de « prébendes » qui vous pose son homme et vous la joue contraste entre le populisme grossier dont il peut faire preuve et la distinction qu’il prétend pouvoir endosser. Donc, prenons acte des accusations qui visent celles et ceux qui, dans la presse et ailleurs, ont le tort infini de défendre des valeurs d’ouverture, de générosité, de partage, de cosmopolitisme, de tolérance…

Nous, les bobos…

Comment résumer la définition du Bobo ? On pourrait dire : c’est toujours l’autre. Comme autrefois le « bourgeois », personne n’assume facilement le fait d’en être un – il suffit de se souvenir de la chanson de Brel. Le bourgeois, au départ, c’est simplement… l’habitant du bourg, de la ville, le citadin, commerçant, artisan, celui qui n’est pas paysan. Mais c’est aussi celui qui jouit d’un certain confort, voire d’un confort certain. Et comme les pouvoirs et les institutions se concentrent dans les villes, c’est celui qui va, au XIXe siècle, instaurer le pouvoir bourgeois, le « parti de l’ordre » et, au final, le triomphe du capitalisme et du libéralisme sous toutes ses formes.

Karl Marx était un bourgeois, tout comme Engels. Et si le schéma déterministe marxiste, selon lequel le capitalisme devait se détruire tout seul, n’a pas abouti, c’est parce qu’on a très vite compris, à tous les niveaux, que le rêve commun à l’humanité, pour le meilleur ou pour le pire, c’est de s’embourgeoiser. À partir du moment où la classe dirigeante et possédante, au XIXe, a permis à certains membres du prolétariat de s’élever socialement, de devenir ouvrier spécialisé, puis cadre, l’unité militante de la classe prolétarienne était rompue. Pourquoi faire la révolution pour les autres si je peux tirer tout seul mon épingle du jeu ? Être bourgeois, ce serait alors être égoïste.« Après moi, le déluge ».

Chose étonnante (et amusante), le bourgeois (parce que, justement, c’est toujours l’autre, le bourgeois) adore que l’on se moque de lui. Les opéras d’Offenbach puisent dans la mythologie et la tragédie grecques, pour en détourner les figures et en faire des bourgeois bien contemporains et, surtout, bien ridicules. Succès assuré dans des salles remplies de bourgeois.

Aujourd’hui, le « bobo » est une variété nouvelle qui ne correspond pas vraiment à cette description. Parce que le bobo, « bourgeois bohème » (l’expression apparaît déjà dans un roman de Maupassant), croit que la bohème efface le bourgeois. Ce serait un individu relativement riche, ou du moins à l’aise financièrement, de gauche (on y reviendra, pas sûr que cela veuille dire encore grand-chose), et surtout totalement détaché de la réalité (voir entre autres ici).

Les pires bobos : les artistes, les profs de fac et les journalistes. Alors, quand un écrivain enseignant à l’université se met à publier des chroniques dans la presse, autant dire qu’il est bobo au cube. Soit. Mais n’est-ce pas un peu court, jeune homme ? On pourrait dire bien des choses en somme… Et d’abord rappeler les éléments originels de cette nouveauté sociologique qui désigne des individus instruits qui se soucient des autres, et pas seulement de ceux qu’ils côtoient quotidiennement.

Mais poursuivons le réquisitoire…

Salut les Bisounours !

Tout le monde se souvient de ces peluches aux couleurs criardes, venues d’Amérique, et qui n’étaient ni beaucoup plus laides ni beaucoup plus belles que celles qui ont précédé ou succédé dans les rayons des magasins de jouets. Mais si le bobo est un Bisounours, c’est parce qu’il est supposé être trop gentil et vivre dans un monde idéal où « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». Le bobo est déjà l’héritier des yuppies ; voilà qu’avec le Bisounours, il clame bien fort qu’il vaut mieux faire l’amour que la guerre. Comme les Bonobos…

Dans les années d’après-guerre, le qualificatif assassin, qui suffisait à disqualifier n’importe qui, était « humaniste ». Camus était un « humaniste », tout comme Saint-Ex. L’humaniste de cette époque est l’ancêtre du Bobo-Bisounours, du moins dans le chef de ses détracteurs. Car l’injure de « bobo » ne suffit pas ; celui qui la professe peut souvent se la voir retournée en pleine face, et on ne peut pas, sur la longueur, attaquer quelqu’un uniquement sur le fait qu’il a de l’instruction, des revenus corrects (sans être indécents) et qu’il manifeste un intérêt, voire de la compassion pour le reste de l’humanité.

Non : il faut pouvoir dire que le bobo est un crétin, un naïf qui a porté à la puissance dix la phrase christique voulant qu’il faille tendre la joue gauche si on vous frappe la joue droite. Un imbécile qui accepte d’ouvrir la porte à son assassin, ou à celui de sa femme ou de ses enfants. Poussons le raisonnement jusqu’au bout : un traître, qui ouvre les frontières de son pays (Bisouland) aux hordes barbares qui se marrent de sa naïveté et ne se gênent pour triompher sans gloire après avoir vaincu sans péril ces émasculés du courage et ces exsangues du patriotisme.

Le « bobo-bisounours », ce n’est finalement rien d’autre que le citoyen vilipendé par la droite extrême et maurrassienne, ce « disciple » qui, pour son malheur et plus encore pour celui de sa nation, a reçu de l’instruction (laïque, gratuite et obligatoire) sans avoir ce fond inné d’éducation. Certes, les ennemis des bobos-bisounours contemporains ne sont pas des tenants de la suprématie de l’éducation (innée, reçue par la naissance dans les bonnes familles) sur l’instruction (durement acquise et offerte à des gens indignes) ; ce sont même le plus souvent des gens qui méprisent profondément à la fois l’éducation et l’instruction. Pourquoi prendre le temps d’essayer d’analyser une situation, quand des slogans et des idées courtes prétendent apporter des réponses simples à des questions complexes ?

La gauche-caviar

La gauche-caviar, c’est celle qui, aux yeux de Giscard d’Estaing, prétendrait avoir « le monopole du cœur ». Mais que le candidat de droite ait été obligé de faire cette réplique (bien trouvée au demeurant) au candidat François Mitterrand illustre bien la difficulté pour la droite de manifester des idéaux généreux (ce qui ne veut pas dire qu’elle n’en porte pas et qu’elle n’en applique aucun).

J’ai essayé ailleurs de sortir de cette logique droite-gauche, qui à mes yeux ne veut plus dire grand-chose ; pour en revenir à Marx, il n’aurait pas pu achever ses travaux s’il n’avait pu profiter de l’argent de son ami Engels et de quelques autres soutiens, tous « gauche-caviar ». Le concept de gauche-caviar est aussi ridicule que cette phrase, attribuée à plusieurs auteurs (et toujours à tort) : « si on n’est pas communiste à 20 ans, c’est qu’on n’a pas de cœur ; si on l’est encore à 50, c’est qu’on n’a pas de tête. » Elle sous-entend que l’intelligence est incompatible avec la générosité et que la seule règle, en matière de charité, serait non seulement de commencer par soi-même, mais de s’y arrêter.

Faut-il rappeler que certains aristocrates – et pas seulement ceux qui étaient ruinés – ont défendu avec courage les idéaux de la Révolution française et le projet d’une société plus juste, fondée sur les droits humains ? Faut-il accepter que le caviar, comme l’instruction, devrait être l’apanage d’une droite jalouse de ses privilèges ? Faut-il encore, comme le dénonçait Romain Gary avec jubilation dans son « Pour Sganarelle », où il s’en prenait aux impostures de Jean-Paul Sartre, faudrait-il encore que, pour compatir aux malheurs du monde, on renonçât au bonheur ? (P.S. : l’usage du subjonctif imparfait est absolument volontaire). Sartre aurait voulu, rappelle Gary, qu’au nom des maux qui accablaient l’humanité souffrante et dominée, l’on cesse d’écrire des romans ; pourquoi s’arrêter en si bon chemin, fulminait Gary ? Pourquoi ne pas interdire aussi la choucroute, la sexualité et le vin, bref tout ce qui peut rendre heureux ? C’est oublier, dit Gary, que si nous pouvons supporter le malheur, c’est aussi parce que nous savons ou espérons que le bonheur existe encore, et qu’un jour nous pourrons le retrouver.

Et pour conclure : padamalgam !

L’exécration pour les « padamalgam » concentre le fil rouge des détestations mentionnées ci-dessous : éviter tout ce qui pourrait ressembler, de près ou de loin, à une volonté d’analyse et de compréhension en profondeur d’un phénomène politique, social, économique, culturel ou religieux. C’est le triomphe, en apparence du moins, de la pensée « Star Wars » : il y a le bon et le mauvais côté de la force. En apparence, car dans l’univers galactique – comme d’ailleurs chez Harry Potter ou les Hobbits – le mauvais côté se caractérise toujours de la même manière : c’est celui de la facilité, du moindre effort, de la paresse, de la précipitation.

Mais affirmer avec force que tous les musulmans ne sont pas des terroristes en puissance, que tous les juifs ne sont pas des usuriers cupides, que tous les Africains ne sont pas fainéants voleurs, ce n’est rien d’autre que rappeler une règle élémentaire et fondamentale de logique : on ne peut pas convertir une proposition singulière affirmative (certains Belges sont amateurs de frites) en universelle affirmative (tous les Belges sont des amateurs de frites). Vous remplacez « Belges » et « amateurs de frites » par ce que vous voulez… Les clichés et les amalgames sont le fast-food de la pensée, le terreau de toutes les idéologies de haine pour lesquelles « la guerre est la seule hygiène du monde ».

Dans la chronique citée ci-dessus, j’essayais d’opposer à la logique horizontale gauche-droite une logique verticale (haut-bas), où le haut représente la défense de valeurs altruistes (qui ne sont pas le domaine exclusif de la gauche), et le bas, la soumission complaisante aux intérêts égoïstes, personnels ou nationalistes, le nationalisme n’étant rien d’autre qu’un individualisme et un égoïsme collectifs, fondés sur l’illusion d’une identité singulière et supérieure aux autres. Rester « en haut » – ce qui ne correspond pas à une classe dominante, cette « oligarchie élitiste » fantasmée par les pourfendeurs des forums – représente un effort constant, bien peu compatible avec les clichés sur les bobos-bisounours-gauche-caviar-padamalgam. Ce serait tellement plus facile et plus confortable de se laisser aller aux amalgames et à leur cortège d’idées courtes, simples, expéditives… assassines !

Entrer en résistance

Dans la Résistance française, les gaullistes ont combattu côte à côte avec les communistes. Aujourd’hui, ce n’est pas le retour de la droite qui m’inquiète ; ce ne serait qu’une saine alternance politique, si la droite qui s’apprête à triompher (et qui l’a déjà fait en Amérique, peut-être dimanche en Autriche, certainement en France où la seule incertitude repose sur la proximité de cette droite par rapport aux extrêmes) n’était pas l’expression de l’égoïsme, de la peur, de l’intolérance, du repli identitaire, du recul sur des acquis majeurs pour les femmes, les « minorités » sexuelles ou encore la laïcité. Les BBGC doivent lutter contre les BCBG en loden qui ont plébiscité Fillon (comme l’analyse justement Hugues Le Paige).

Mais ce qui est peut-être le plus déplorable, c’est qu’en dernière analyse, ils ont les mêmes ennemis que leurs détracteurs les plus agressifs : ces puissances économiques et financières qui confisquent les droits et les pouvoirs politiques des citoyens. En attendant, leurs adversaires font le lit politique des Trump et consorts, qui mettent à la tête du pays, dans le gouvernement, soit des milliardaires et des agents du pouvoir financier absolu, soit des réactionnaires créationnistes, qui vont faire reculer tous les acquis durement acquis par tous ceux qui ne sont pas les mâles blancs hétéros dominants.

Pour conclure sur ces propos haineux qui déferlent sur les forums : qu’ils soient la preuve d’une liberté d’expression et d’opinion ne doit pas nous obliger à les accepter sans réagir.

Messieurs les agresseurs anonymes, je vous em… J’écris, persiste et signe, je m’appelle Engel.

 
© Tomasz Rossa

L’auteur. Vincent Engel est romancier, dramaturge et essayiste. Il est également professeur de littérature à l’UCL et d’histoire des idées à l’Ihecs.

http://plus.lesoir.be/

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