FERHAT ABBAS, UN HOMME, UN VISIONNAIRE

Publié le par S. Sellami

 

El Watan le 28.08.17 

 

 
 Par Bouhali Mohamed Cherif
 

Journaliste

Ferhat Abbas, de son vrai nom Ferhat Abbas El Meki, est né le 24 août 1899 au douar Hadjar El Misse, au douar de Bouaâfroune, relevant de la commune de Oudjana, dans la wilaya de Jijel. Ferhat Abbas évoqua son enfance dans cette région montagneuse située au fin fond des monts de Béni Affer.

Là-bas, dans un douar lointain, dans une chaumière de bois, près d’un kanoun enfumé, sommeille ma grande-mère, son chapelet à la main. Cent ans de souvenirs, de labeur et de misère pèsent sur ce corps usé, ratatiné et flétri. Des marmots barbouillés de terre l’accablent de leur tendresse ; plus loin dans d’autres chaumières, les hommes rentrent pieds nus, pouilleux et misérables. Un lien irréductible m’unissait à ces êtres simples qui m’aiment et que j’aime : leur sang est mon sang. Ce tableau reflète réellement la triste réalité du vécu quotidien de larges pans de la population locale.

Cependant, le fils d’un caïd, dont l’ascension sociale se produit dans le sillage colonial, vit-il ainsi ? Contrairement à la majorité des Algériens, notamment ceux des régions rurales, qui affichaient une certaine réticence vis-à-vis de la scolarité de leur progéniture dans les écoles françaises, Saïd Ben Ahmed Abbas estimait que les études sont le moyen le plus sûr pour que la famille se protège et tienne un rang social. Il disait à ses fils : «Le seul héritage que je veux vous léguer et que personne ne pourra vous enlever, c’est l’instruction.» Le meilleur ami de l’homme est le livre. Pour preuve, tous les fils de Saïd Ben Ahmed Abbas ont réussi leur parcours scolaire : Ammar a remplacé son père comme caïd dans le aârch de Beni Affer, Ahmed fut administrateur communal, Hamid était un étudiant en droit à Paris, Mohamed Salah a fait des études en agronomie et s’établit à Taher.

Ferhat Abbas n’a pas tari d’éloges à l’égard des études qui lui ont permis d’avoir une certaine clairvoyance : «Nos livres représentent la France comme le symbole de la liberté. A l’école, on oubliait les blessures de la rue et la misère des douars pour chevaucher avec les révolutionnaires français… les grandes routes de l’histoire. Cependant, loin de cette image idyllique de la révolution française, symbole du triomphe de la liberté et du progrès, le quotidien des Algériens était des plus difficiles sous le régime colonial.» Son passage dans la ville de Constantine lui a laissé des traces. Animé d’une grande curiosité intellectuelle pour l’Orient et l’Occident, il lisait le géographe Felix Gautier, Anatole France, Balzac, Chateaubriand et tous les classiques français. En dépit de son appartenance sociale aisée, il demeure sensible à l’injustice. Il a écrit au milieu des années 1940 : «L’un des souvenirs de mon enfance a été la rentrée de la collecte des impôts.

A l’époque où j’allais à l’école coranique, sans chaussures, une chemise et une gandoura sur le dos, semblable à tous les enfants du douar, l’une de mes grandes joies était de voir venir tous les ans, à la mi-septembre, le khasnadji escorté des cavaliers de la commune mixte pour ramasser les impôts… Ils demeuraient chez nous une dizaine de jours, et c’était une distinction de voir ces Français et tout ce monde, mais il y avait aussi un autre spectacle, de douleur celui-là, sur lequel mes yeux d’enfant se sont ouverts : les pauvres paysans qui ne pouvaient pas s’acquitter de leur contribution étaient quelquefois exposés au soleil, la tête nue et les bras derrière le dos… Il m’est arrivé de voler de l’argent à ma mère pour libérer ces prisonniers qui ne manquaient parfois que de deux ou trois francs. Cela m’attristait et me rendait malheureux.» Reçu au bac, il accomplit son service militaire sous le drapeau français de 1921 à 1923. Il est employé en tant que secrétaire de gestionnaire de l’hôpital de Constantine, puis de Jijel.

Il poursuivit ensuite des études en pharmacie, à l’université d’Alger. En marge de son cursus universitaire, il fréquenta les milieux intellectuels français. Il suivit les cours de Felix Gautier à la faculté des lettres. A 20 ans, le fils du aârch de Beni Amrane deviendra le représentant du courant assimilationniste, dont la principale revendication est l’égalité entre les Français et les indigènes. Le prestige qu’il acquit lui permit de contribuer dans plusieurs journaux et revues sous le pseudonyme de Kamel Abencerge, du nom de Kemal Atatürk.Apré sa démobilisation du service militaire, il s’est installé à Sétif où il a ouvert une officine de pharmacie qui devient un forum des idées politique toutes tendances confondues.

Quelques années plus tard, il fonda un journal, L’entente, dans lequel il publia le controversé article «La France c’est moi» en disant : «Je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n’existe pas… J’ai interrogé l’histoire, j’ai interrogé les vivants et les morts, j’ai visité les cimetières, personne ne m’en a parlé. On ne bâtit pas sur du vent, nous avons une fois pour toutes écarté les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir avec celui de l’œuvre de ce pays… Personne d’ailleurs ne croit à notre émancipation politique. Dans l’émancipation des indigènes, il n’y a pas d’Algérie française durable.» Un article violemment critiqué par ses adversaires politiques qui omettent délibérément de citer la dernière phrase. Lors du débarquement des alliés en Algérie en 1942, Ferhat Abbas a pris langue avec Robert Murphy, le représentant du président américain Roosevelt, pour exposer la question coloniale. Quelques années plus tard, soit le 10 février 1943, il rédigea, en compagnie de Me Boumendjel, le fameux Manifeste du peuple algérien qui, de par la tonalité de son discours, constitue, de l’avis de nombreux observateurs de l’époque, un tournant politique décisif dans les positions politiques du fils de Beni Amrane.

Il convient de signaler que ce manifeste osé lui a coûté une résidence surveillée dans le Sud algérien. Lors des événements du 8 Mai 1945, il a été encore une fois arrêté par l’administration coloniale qui l’accuse d’être l’un des instigateurs de ce mouvement d’insurrection. Fidèle à ses principes de légaliste, il a été élu député du département de Sétif. Il a fait son entrée à l’Assemblée nationale pour mener un combat pacifique contre le système colonial d’essence négationniste. Il a magistralement réussi à poser avec courage et lucidité la problématique de l’émancipation d’une République algérienne : «Il y a cent seize ans, messieurs, que nous attendons cette heure… Nous autres, primitifs, avons eu la patience de vous écouter, n’auriez-vous pas la générosité de nous entendre ?» Malheureusement, ce combat pacifique légaliste n’a pas tenu la route face à un système colonial systématiquement négationniste basé sur l’exclusion de l’autre et qui a du mal à admettre une éventuelle réforme. Après le refus à deux reprises de son projet sur le statut de l’Algérie, il démissionne de l’Assemblée nationale en 1947, se démarquant ainsi de la voie légaliste qui a montré ses limites face à la surdité du régime colonial. Il durcit alors ses positions, l’hebdomadaire L’Egalité devient, en février 1948, Egalité, République algérienne, puis République algérienne.

Il rejoint secrètement le FLN en mai 1955, après des rencontres avec Abane Ramdane et Amar Ouamrane chez lui à Sétif, puis annonce publiquement son ralliement au FLN lors d’une conférence de presse tenue dans la capitale égyptienne le 25 avril 1956. Dès le 20 août 1956, à l’issue du Congrès de la Soummam, M. Abbas devient membre titulaire du Conseil national de la Révolution algérienne, puis entre en CCE en 1957. Ferhat devient premier président du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) lors de sa création le 19 septembre 1958. Certains historiens estiment que cette prévisible désignation vu son poids politique et son charisme se voulait un signe en direction de la France en vue d’éventuelles négociations. Lors de la crise de 1962 et la rivalité fratricide opposant le GPRA à l’état-major, et contre toute attente, l’auteur de La nuit coloniale rejoint le groupe de Tlemcen sous la coupe de Ben Bella, et dans une déclaration au journal Le Monde, il justifie son surprenant ralliement à la logique des putschistes : «La destitution de l’état-major est inopportune. Elle a rendu public un conflit interne au moment où nous avons besoin de clarifier toutes les situations pour rentrer unis au pays. La presse colonialiste et rétrograde parle d’une menace de putsch militaire. Cette interprétation est trop facile pour être exacte. Nous n’avons pas de militaires mais seulement des militants en uniforme qui demain formeront les meilleurs cadres politiques du FLN et les meilleurs artisans de la construction et le plus fort instrument de notre réunion.»

C’est pour camoufler les difficultés internes qu’une partie du GPRA a pris cette décision : «Pourquoi Ferhat Abbas, le légaliste, a pris le camp des putschistes qui ont installé la dictature en Algérie ? A-t-il réglé ses comptes avec ses rivaux au sein du GPRA, notamment Benkheda, qui l’avait ‘‘écarté’’ de la tête du Gouvernement provisoire ?» La question demeure posée concernant les mobiles de ce ralliement controversé, surtout qu’il est l’œuvre d’une figure emblématique de sa trempe. Il fut le premier président de l’Assemblée nationale de l’Algérie indépendante. Il quitte ses fonctions le 15 septembre 1963, suite à son profond désaccord avec la politique volontariste prônée par le président Ahmed Ben Bella. Il a dénoncé son «aventurisme et son gauchisme effrénés» qui l’excluront du FLN et le feront emprisonner à Adrar dans le Sahara la même année.

Le fils de Beni Amrane fut libéré en mai 1965, à la veille du 19 Juin 1965 par Houari Boumediène. Retiré de la vie politique, mais en fervent démocrate engagé contre le despotisme et l’autoritarisme d’alors, Ferhat Abbas rédige avec Benyoucef Benkheda, Hocine Lahouel, Mohamed Kheireddine, en mars 1976, un appel au peuple réclamant des mesures urgentes de démocratisation et dénonçant «le pouvoir personnel» et la Charte nationale élaborée par Boumediène. Il fut encore une fois assigné à résidence surveillée jusqu’au 13 juin 1978.

Il a été libéré sous le pouvoir de Chadli au début des année 80’. Il est décoré au nom du président Chadli Benjedid de la Médaille du résistant le 30 octobre 1984. Ferhat Abbas est mort à Alger le 24 décembre 1985. Il est enterré au Carré des martyrs du cimetière El Alia d’Alger.

 

De son vivant, à côté des ouvrages, le pharmacien de Sétif a rédigé une série d’articles qui ont été publiés par son fils Halim en 2010 dans un ouvrage sous le titre Demain se lèvera le jour, qui se veut une feuille de route pour un pays qui a raté beaucoup d’occasions.
B. M. C.

La liste des ouvrages de Ferhat Abbas :
• Le jeune Algérien, Paris la Jeune Parque 1931 (réédition Garnier 1981).
• La nuit coloniale
• Autopsie d’une guerre. Garnier Paris 1984.
• L’indépendance confisquée. Flammarion Paris 1984.
• Demain se lèvera le jour. Alger livres éditions, Alger 2010

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