♦ La place d’Israël dans l’espace public mondial

Publié le par S. Sellami

“Hague Schmague” La subtile remarque de Ben-Gvir. (Global Bridge.)

On apprend que les propagandistes israéliens ont inventé de toutes pièces des histoires selon lesquelles les membres du Hamas se seraient livrés à des viols et à des violences sexuelles “systématiques” lorsqu’ils ont franchi la frontière entre Gaza et le sud d’Israël, il y a quatre mois cette semaine. Nombre de ces récits étaient invraisemblables, mais peu importe : de nombreux médias occidentaux ont fait état de la “militarisation” de la violence sexuelle par le Hamas. Le phénomène a désormais son propre acronyme. Ceux qui considèrent ces informations comme crédibles les appellent désormais CRSV, pour conflict-related sexual violence (violences sexuelles liées aux conflits).

De quoi vous dégoûter définitivement des acronymes.

De puissants et convaincants exposés ont été consacrés à ces productions de propagande israélienne à l’intention des correspondants occidentaux, destinées aux yeux, aux oreilles et à l’esprit de leurs lecteurs et téléspectateurs. Je citerai ici le travail de Mondoweiss, qui couvre les développements en Israël et en Palestine, et celui de The Grayzone, qui couvre Israël, la Palestine et bien d’autres choses encore. Retournons ce phénomène pour le voir sous un autre angle. Demandons-nous alors dans quelle mesure Israël pollue ce que j’appellerai l’espace public mondial pour assurer sa survie. Question complémentaire : Israël peut-il survivre dans l’espace public mondial?

Le récent verdict de la Cour internationale de justice sur le génocide à Gaza est un révélateur utile pour y apporter une réponse.

Deux jours avant que la CIJ ne statue, le 26 janvier, sur la présentation par l’Afrique du Sud de preuves plausibles de la conduite génocidaire d’Israël à Gaza et sur la nécessité d’engager une procédure judiciaire, le gouvernement sioniste a affirmé avoir déclassifié près de trois douzaines de documents – procès-verbaux du Cabinet, ordres internes, notes consultatives – suggérant que son intention a toujours été de limiter le nombre de victimes parmi les Palestiniens de Gaza. L’un de ces documents – ces prétendus documents, plutôt, se lit en partie comme suit :

“Le Premier ministre a souligné à maintes reprises la nécessité d’augmenter de manière significative l’aide humanitaire dans la bande de Gaza.” Et dans un autre document : “Il est recommandé de répondre favorablement à la demande des États-Unis de permettre l’entrée de carburant.”

Les Israéliens ont laissé le New York Times consulter des copies de ces textes – de prétendues copies de prétendus textes. Pour autant que nous le sachions, aucune personne ou organisation autre que la CIJ n’y a eu accès. Le Times, comme il en a l’habitude chaque fois qu’il couvre Israël, a rendu compte de ces prétendues copies de prétendus documents en faisant preuve d’une crédulité béate. Il n’a jamais remis en question leur provenance ni leur authenticité – une négligence facile à comprendre, mais difficile à pardonner.

Relisez attentivement ces passages. Pouvez-vous imaginer une situation où un ministre israélien ou un autre représentant du gouvernement ferait de telles remarques lors d’une réunion de Cabinet à huis clos ou dans un mémorandum interne ? Je n’y parviens pas. J’interprète cet exercice de “déclassification” de dernière minute comme une propagande grossière en prévision de la décision de La Haye. Ma prédiction : nous n’entendrons plus jamais parler de ces “documents”, qui méritent bien d’être mis entre guillemets.

Immédiatement après la décision de La Haye en défaveur d’Israël, peu après le rapport du Times sur les prétendues copies des prétendus procès-verbaux et mémos, le régime d’apartheid a affirmé qu’il avait la preuve qu’une douzaine d’employés de l’Office de secours et de travaux des Nations unies, responsable du bien-être des Palestiniens à Gaza et ailleurs dans la région, avaient participé aux incursions dans le sud d’Israël menées par les milices du Hamas le 7 octobre de l’année dernière.

Cette fois-ci, les preuves – les prétendues preuves – proviennent de plusieurs sources. Il y aurait les interceptions de téléphones portables. On y trouverait des aveux supposés de Palestiniens capturés par les Forces de défense israéliennes pendant ou après les événements du 7 octobre. En outre, les Israéliens prétendent avoir établi un recoupement entre une liste du personnel de l’Office de secours et de travaux et une liste de membres du Hamas qu’ils affirment avoir trouvée sur un ordinateur au cours de leur campagne terrestre dans la bande de Gaza.

Là encore, aucun responsable ou média occidental n’a soulevé la moindre question quant à la véracité des “preuves” israéliennes. Les Israéliens ont un long et sordide palmarès en matière de torture et d’aveux de Palestiniens captifs. Ils disposent d’une machine de propagande qui n’a rien à envier à celle de n’importe quel pays, qui coiffe même au poteau. Ces réalités ne sont pas mentionnées. Personne n’a encore prouvé la véracité des allégations d’Israël. Néanmoins, près de 20 nations – dont la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France, les Pays-Bas, l’Italie, la Suisse, la Finlande, l’Australie, le Canada et le Japon – ont suivi l’exemple du régime Biden en supprimant le financement de Relief and Works.

Samedi, le Times a publié un article citant longuement le directeur de Relief and Works à Gaza, Philippe Lazarini, qui fournit un compte rendu crédible des conditions dans lesquelles son agence travaille et des procédures qu’elle suit pour empêcher le personnel de collaborer avec le Hamas. Néanmoins, à l’heure où nous écrivons ces lignes, l’agence prévoit qu’elle ne sera pas en mesure de fonctionner d’ici la fin du mois de février. Famine, carences, maladies, déshydratation chronique : la catastrophe est désormais imminente. Comme le note Jonathan Cook dans un remarquable article du 30 janvier, les États-Unis et ceux qui les soutiennent ne sont plus seulement complices du génocide israélien : ils sont désormais partie prenante.

Il est important à ce stade de distinguer ce que nous savons et ce que nous ignorons de la réaction d’Israël à l’arrêt de la CIJ. Nous ne pouvons pas être entièrement certains que l’État sioniste a présenté des preuves falsifiées à La Haye, même si c’est très probablement le cas. Nous ne connaitrons sans doute jamais le contenu des dites interceptions téléphoniques, ou savoir si de telles interceptions ont effectivement existé. Nous ne pouvons pas savoir avec certitude comment les enquêteurs israéliens ont obtenu les aveux des Palestiniens captifs, ni s’ils ont effectivement obtenu des aveux, ni si les Forces de défense israéliennes possèdent une quelconque liste de membres du Hamas, comme le prétendent les Israéliens, et si elles ont procédé à des recoupements, comme ils l’affirment également. Je confirme mon scepticisme quant à l’existence des fameux comptes rendus d’Israël, mais il est manifeste qu’ils restent trop opaques pour être évalués en toute confiance.

L’arrêt de la Cour mondiale et la réponse préliminaire d’Israël n’en sont pas moins révélateurs – aussi clairs qu’un agent chimique fait disparaître une solution contenant des solides en suspension. Nous savons maintenant deux choses, parfaitement claires. Premièrement, Israël, avec le soutien des États-Unis et des divers poissons pilotes dans leur sillage, a commencé – ou relancé, pour être plus précis – une attaque concertée contre l’ONU, la justice mondiale et, plus généralement, l’espace public international.

Deuxièmement, si cette stratégie nous apprend quelque chose, c’est que ni les Israéliens ni leurs soutiens occidentaux n’ont la moindre idée de l’heure qu’il est à l’horloge de l’histoire. Ils ne comprennent pas que l’espace public international fait l’objet d’un processus de restructuration. John Whitbeck, avocat international et chroniqueur à Paris, a replacé les événements du mois dernier dans leur contexte historique comme personne. Il a écrit dans sa lettre d’information :

“De jour en jour, on constate que notre monde se restructure à long terme en deux nouveaux blocs géopolitiques, fondés principalement, voire exclusivement, sur les divisions historiques entre États colonisateurs et États colonisés et sur les divisions ethniques et culturelles entre États “blancs” et États “non-blancs”.

D’un côté, un nouvel empire du mal (l’empire israélo-américain), assisté de ses fidèles et serviles valets d’Europe et de l’anglosphère coloniale. De l’autre, un nouveau monde libre, englobant des pays aux cultures et aux systèmes de gouvernance interne très divers, à la fois désireux et capables de s’opposer et de résister à la domination du Nouvel Empire du Mal et, plus généralement, d’affirmer leur propre liberté, leur souveraineté et leurs préférences nationales….”

Itamar Ben-Givr, ministre israélien de la sécurité nationale et l’une des personnalités les plus répugnantes du pays, s’est exprimé sur les réseaux sociaux après l’annonce de la décision de la CIJ en prononçant deux mots que ceux qui connaissent les expressions familières juives reconnaîtront facilement : “Hague Schmague”, a-t-il posté sur la plate-forme de messagerie X.

Hormis ce degré de grossièreté de la part d’un fonctionnaire de rang ministériel, il n’y a rien de surprenant à cela. Les colonies illégales, les mauvais traitements criminels infligés aux Palestiniens, les actes de torture, les assassinats et les opérations secrètes … : la liste des transgressions du droit international par Israël est longue. Depuis la guerre des Six Jours en 1967, Israël a enfreint plus de 30 résolutions du Conseil de sécurité. Alors que les Israéliens ignorent la décision de la CIJ et poursuivent leur campagne d’extermination de la population palestinienne de Gaza, cette attitude est tout à fait conforme au comportement de “l’État juif” depuis sa création, au beau milieu des massacres et des déplacements forcés – la Nakba, soit“la Catastrophe”, comme l’appellent les Palestiniens – qui ont commencé il y a 76 ans (mais qui n’ont jamais pris fin).

L’espoir que les dirigeants d’Israël, aussi extrémistes que psychotiques, puissent reconnaître que l’ordre mondial est en train de changer, que la décision de la CIJ en témoigne et qu’une nouvelle approche est nécessaire, n’est qu’un vœu pieux. Aucune chance que cela arrive. L’amère vérité est qu’Israël, tel qu’il a été constitué en 1948, ne peut survivre dans l’espace public international. Il est trop attaché au sionisme, qui représente précisément l’idéologie raciste que les Nations unies ont proclamée, il n’y a pas cinquante ans, dans la résolution 3379 de leur Assemblée générale. En outre, Israël est bien trop enclin aux guerres sans fin, à la répression, à la discrimination institutionnalisée et à la violence pour être considéré comme autre chose qu’une expérience ratée. La résolution 3379, révoquée en 1991 sous la forte pression des États-Unis, devrait être rétablie pour tenir compte de cette réalité.

La négation du bien fondé de l’espace public mondial constitue un aspect essentiel du lien qu’Israël partage – ou plutôt exploite – avec les États-Unis. Que penser de la liste des génocides commis par l’Amérique – avec le déplacement des Amérindiens par Jackson, la “Piste des larmes” [ en cherokee : Nunna daul Isunyi – est le nom donné au déplacement forcé de plusieurs peuples natif américains par les États-Unis entre 1831 et 1838], à la fin des années 1830 ? Que dire de son mépris du droit international, avec l’annexion du Texas et la guerre américano-mexicaine de 1846-1848 ? Plus proche dans le temps, la situation a pris une tournure plus explicite. En 2002, peu après avoir envahi l’Afghanistan, les États-Unis ont adopté l’American Service-Members Protection Act, également connu sous le nom de Hague Invasion Act. Cette loi proclame unilatéralement que le personnel militaire américain est à l’abri de toute poursuite devant des tribunaux tels que la CIJ. Joe Biden, alors sénateur, était un fervent partisan de ce projet de loi.

Peu après les événements du 7 octobre, les Israéliens se sont mis à baptiser l’événement “le 11 septembre d’Israël”, en référence aux attentats de New York et Washington en 2001. C’est selon moi une notion trop théâtrale pour être prise au sérieux, à l’exception d’un dénominateur commun à ces événements. Israël et les États-Unis partagent l’obsession de la sécurité totale, se croyant tous deux à l’abri des intrusions d’autrui. Les événements du 7 octobre ont arraché Israël à cette illusion, tout comme le 11 septembre y a mis fin pour les Américains. Tous deux ont découvert, en ces occasions, que la sécurité totale et l’immunité face à l’histoire et aux tempêtes qui l’accompagnent inévitablement n’existent pas.

Deux nations habitées par le syndrome du “peuple élu”, pour le dire autrement, ont découvert qu’elles n’étaient pas plus élues que les autres. On peut aisément imaginer les chocs psychologiques qui ont poussé l’une et l’autre à des réactions extrêmes, irrationnellement violentes, lorsque ces certitudes ont été bousculées. Selon moi, Israël est sur le point de devoir faire face à cette amère vérité que les Américains ont éludée jusque-là : la sécurité totale n’existant pas, sa quête est non seulement vouée à l’échec, mais également à la destruction du peuple ou de la nation concernée.

Le sionisme est une variante de la prétention américaine à l’exceptionnalisme. Dans leurs réponses à la décision judiciaire rendue à La Haye il y a deux semaines, Israël et les États-Unis ont montré leur intention de persister à affirmer qu’ils sont font exception aux lois et aux normes de la communauté internationale. Malheureusement, mais pas tragiquement – la tragédie implique une purification, une souffrance menant à une forme de rédemption -, ils ont mal interprété notre époque. Le sionisme peut-il survivre à cette erreur ? Au prix d’une violence toujours plus extrême ? Israël peut-il survivre à l’erreur du sionisme ? Doit-il le faire ? Telles sont les questions en suspens.

Patrick Lawrence

Article original en anglais publié le 11 février 2024 sur The Floutist

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